Les canard du lac et la vie

  

Il était une fois 6 petits canetons. Contrairement  à beaucoup de leurs semblables qui n’ont qu’une petite marre pour satisfaire leurs ébats, ceux dont je vais vous entretenir sont nés au bord d'un beau et grand lac, le lac Léman. Cet environnement rendait cette famille la plus heureuse du monde.

 Madame cane et monsieur canard se relayaient chacun à leur tour pour assumer la lourde tâche de la couvaison. Ils avaient pris bien soin de les couver et maintenant il était temps pour les petits de sortir de l'ombre. Papa et maman canards attendaient avec impatience ce grand jour. Ce n'est qu'après de durs et épuisants efforts que les bébés avaient enfin réussis à se libérer de l'étreinte qui les retenait prisonniers dans les œufs pondus par leur chère maman.
En parents responsables ils prodiguaient les soins les plus attentifs à leurs bébés. Ils s'appliquaient à leur donner la meilleure nourriture qu'ils trouvaient à proximité de leur demeure et étaient très attentionnés.
Ils leur transmettaient avec rigueur les rudiments essentiels qui leur étaient indispensables pour survivre à leur vie de "canards du lac". Car si le lac donne beaucoup de liberté, par contre, les dangers sont imprévisibles et la vigilance doit être scrupuleusement maintenue d'un lever de soleil à un autre lever de soleil. 


   

La famille était composée de Timoré, Jovial, Intrépide, Philos, Techno et, toujours à la traîne, le petit Traînard.

Toujours bien trop courtes, les journées passaient à observer ce bel environnement. Tous prenaient beaucoup de plaisir à cette vie gentille et calme que le lac leur offrait. Il y avait tant de choses à voir, que le soir, exténués, ils se blottissaient sous les ailes de leurs parents.

Timoré avait eu beaucoup de peine à sortir de son oeuf. Maman avait dû lui donner un coup de "bec" pour lui faire comprendre que, s'il tardait trop à sortir de cette enceinte protectrice elle deviendrait rapidement pour lui une prison étouffante et même fatale. Maman et papa canards observaient avec anxiété le déroulement de ces naissances.

Inquiète, maman canard s’adressait de temps à autres à papa canard et lui chuchotait: <Il ne devrait donc plus beaucoup tarder maintenant, qu’en penses-tu ?> 
D’un air grave papa canard opinait gentiment de la tête.

Un coup de bec de maman et un coup de bec de papa,  Timoré fit enfin son apparition. Un peu essoufflé et éberlué il reprit vite pied sur la terre ferme. 
Les parents, heureux que ce premier enfant soit arrivé sain et sauve, rassemblèrent leurs esprits et mirent de l’ordre dans le nid afin d’accueillir les suivants. Ce travail consistait à débarrasser du nid la coquille brisée devenue gênante. Ils se mirent donc à l’ouvrage tout en observant si l’éclosion des suivants se déroulait bien.

La timidité de ce caneton étant innée. Il était loin d’être aussi entreprenant que ses frères et sœur. Il suivait la famille sans trop se soucier de ce qui pouvait lui arriver. Etant d’un tempérament crédule il faisait tout naturellement confiance à ses parents. Crédule et timide certes, mais tout de même il était bien assez malin pour s'arranger à être toujours derrière papa ou maman, ainsi, en cas de pépin, il serait protégé et de cette façon les risques seraient moins grands,  pensait-il.
Un certain jour un animal effrayant, mais heureusement que de passage, terrifia les petits canetons. Son cri, une sorte de "woua woua" retentissant, sema la frayeur dans toute la communauté. On assista  alors à un sauve-qui-peut général. Chacun, à tire d'ailes, s’envola au large du lac le plus loin possible. Il arrivait parfois que ce satané animal ne les poursuive jusque dans l'eau. Néanmoins, de le voir se débattre ainsi sans défense, il devenait tout d'un coup beaucoup moins dangereux. Devant ce spectacle ridicule, les canards du lac reprenaient très vite confiance en eux. 

Jovial était sans doute le plus populaire de la famille. Tout lui plaisait. Il s'amusait, plaisantait et riait de tout. C'était des coin-coins par-ci et des coin-coins par-là, on entendait que lui ! Sa bonne humeur était communicative, et lorsqu'il s'y mettait, il déclenchait un tollé de cris joyeux parmi la communauté. Des insectes aux corbeaux, tous manifestaient leur joie et partageaient l'allégresse et l'enthousiasme général. Chacun s'exprimait à sa manière et tout à coup la rive s'animait de  magnifiques concerts.  

Intrépide était devenu très vite le plus costaud de tous. Dès sa naissance il avait comprit que, pour être heureux dans la vie, il ne faut pas avoir peur de prendre des risques, savoir jouer des "ailes" et surtout ne pas avoir peur de se mouiller, pensait il. Il était toujours le premier à table, le premier à l'eau et le premier à pousser ses frères et sœur pour arriver à ses fins. Malheur également à celui ou celle qui tenterait de lui prendre l'objet convoité. Il y allait de coups de becs et pas des moindres et ne craignait pas de s'attaquer à plus grand et plus fort que lui.
C'est bien ce qui mettait papa canard dans une rage épouvantable. Le père sentait naître en lui une rivalité qu'il avait de la peine à maîtriser. Il ne fallait tout de même pas que le fils devienne plus fort que le géniteur. Papa canard ne l’aurait pas supporté. Il tenait à son statut de chef et à le rester.
Lorsque le petit il lui manquait de respect, et qu’il se montait un peu trop le cou, le père vociférait des coin-coins qui ne laissaient aucun doute sur la mauvaise humeur du père.  

Petit Philos donnait bien du souci à sa maman. Déjà tout bébé il avait la fâcheuse habitude de s'éloigner dangereusement de la famille. Sans cesse ses parents devaient aller le repêcher à gauche ou à droite du lac. Il lui était même arrivé un soir de se tromper de famille et de découcher. Papa et maman prenaient conscience  qu’ils n’avaient plus le contrôle sur lui et en était très affligé.
C’était en observant son manège que maman canard s'était rendu compte qu'il se sentait bien partout. On pouvait l'entendre coincoinner amicalement avec les uns ou les autres, il aimait bien fréquenter les habitants du lac. Où qu’il aille il était accueilli par tous comme un frère, très sociable, sa popularité grandissait de jours en jours. Il se faisait ainsi des amis partout et il n'était pas rare de le voir partager ses repas  avec un jeune corbeau avec lequel il s'était prit d'amitié.                                                       

Techno était d'une nature beaucoup plus distante que ses frères et sœur. Bien trop sérieux et affairé à organiser sa vie, parfois même celle des autres, il n’aimait pas se mêler aux différents habitants du lac. Il  avait repéré des désordres dans son environnement. Il était bien le seul à s'en apercevoir. L'entourage changeait, il était très important qu'il prenne en bec les soucis de la confrérie des volatiles. Toujours à l'écart, pour mieux observer, il ne disait mot et allait et venait, partout où il repérait une singularité il prenait des notes et les rangeait dans un coin de sa mémoire. 
Un jour ou l’autre je serais un chef, se disait-il, je dois donc me préparer et envisager l'avenir avec détermination. Personne ne le comprenait vraiment mais qu'importe, lui n’apercevait rien, seule maman cane se rendait compte que son dernier-né avait des qualités particulières. Il ne ressemblait à aucun autre de ses enfants et, bien entendu, encore moins aux enfants des autres cannes. Méprisé par les uns, admiré par d'autres, aucun n'avait vraiment conscience de ce que ce petit avait en tête. Cette situation rendait ses relations avec ses compagnons assez difficiles et créait parfois des bagarres. Alors Techno avait réalisé que pour arriver dans la vie il était préférable de garder ses distances et de travailler en silence.
 


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Quant au petit Traînard, il était en fait, la seule fille de la famille. Elle avait entendu jusqu’au dernier moment pour voir le jour. Curieuse, comme aucun de ses frères, elle était toujours à observer ce qui se passait autour d'elle. Elle avait pris l'habitude de fouiner partout et de s'attarder à la recherche de quelques curiosités. Elle s'arrêtait pour regarder, fleurs, oiseaux, insectes, tout l'émerveillait. C'est ce qui la mettait très souvent en retard. Son comportement causait bien du souci à ses parents qui devaient toujours l'attendre et veiller à ce que rien de fâcheux ne lui arrive. 
Traînard avait aperçu un jour une drôle de chose sur la rive. Cette chose allait et venait assez souvent sur la berge et repartait ensuite, cela  l’intriguait car elle avait la ferme impression qu’elle la regardait, elle en particulier. Cela la mettait fort mal à l'aise. Alors elle rejoignait les autres aussi vite qu'elle le pouvait. Mais ce qui l'étonnait surtout, c'est qu’elle avait des racines et que ces racines lui permettaient de se déplacer. Elle avait remarqué également qu’elle n'était pas là à chaque lever du soleil comme les roseaux par exemple. Ses deux racines n'étaient pas enracinées dans la terre comme les arbres, vraisemblablement cela lui permettait alors de se déplacer sur le sol, de trottiner et de ne se montrer que par moments.
Traînard se décida un soir de se glisser sous les ailes de papa et de lui parler de sa découverte.

Le père :   <Coin, coin, laisse moi dormir ! Tu vois bien, Traînard, que ma tête est entre mes ailes, c'est donc que je veux dormir maintenant. Tes frères m'ont épuisé  et j'ai donc besoin de repos. Va, demande à ta mère>.

Alors maman canard, en coincoinant gentiment, dit à sa fille : 
< Viens donc vers moi je vais t'expliquer.>

Clopin clopan, Traînard change de place et va se mettre alors sous l'aile de maman. 

< Bon voilà ! Vous aussi les garçons, tendez bien les oreilles et écoutez attentivement ce qui va suivre. Nous devons tous apprendre à repérer les dangers qui nous guettent. Si nous manquons un seul instant de vigilance je ne réponds pas de nos vies.>

< Ce que vous voyez se déplacer parfois sur la berge, ce que Traînard nomme « chose », sont des hommes. Il y en a des bons, doux et gentils, d'autres dont il faut se méfier. Celui que Traînard a remarqué et dont la présence est répétée, semble être très intéressé par nous. Je l'ai précautionneusement observé, son œil et tendre, c'est un chercheur, un solitaire qui souhaite se renseigner sur notre façon de vivre. Celui-là n'est pas dangereux. S'il vient si souvent nous rendre visite c'est parce que nous faisons partie de son environnement. Il prend du plaisir à nous admirer, il recherche un peu de paix en notre compagnie et nous lui transmettons un peu de notre apparente sérénité. Il croit que nous sommes indifférents à sa vue, mais non, ce n'est pas vrai, nous savons bien que nous avons besoin les uns des autres.

Mes chers enfants; dès que le soleil brillera plus longtemps, les journées seront alors plus longues et plus chaudes, vous pourrez constater comment l'homme cherche curieusement à nous imiter. Il va tenter de nager et c'est un spectacle ahurissant et comique à la fois. L'homme, grâce à ses jambes que Traînard appelle racines, il a la possibilité de se déplacer au loin sur la terre. Par contre, il n’est pas en mesure comme nous de flotter sur l'eau. Pour cela il se débat comme un forcené dans cet élément qui est pour nous si familier. Après quelques tentatives, il revient sur la rive, fatigué, épuisé mais visiblement très heureux de son exploit. Mais malgré tous les avantages dont l'homme est nanti, il reste malgré tout un insatisfait. Nous pouvons le remarquer à sa mine "déconfite" lorsque parfois ils viennent en famille nous rendre visite.  

Je dois vous prévenir encore d'une chose mes canetons chéris. L'homme nous semble d'un naturel généreux, il tend du pain, des friandises, il t'appelle d'une voix qu'il s'applique à rendre aimable et douce, mais néanmoins sous son air bénévole, se cache une âme de "mangeur de canards".
Ne vous y fiez donc pas et ne vous laissez pas attendrir. Prudence les enfants, gardez vos distances ! Ne vous approchez pas de trop près si vous ne voulez pas finir tout nus, entourés de tranches d'orange, dans l'assiette d'un de ces bipèdes. L'homme, même le plus gentil qui soit, nous aime tellement que, pour mieux te savourer, il serait prêt à te farcir et te rôtir, pour te manger en toute impunité, le soir de Noël >.


Février 2000 dwm            

Histoire dédiée à Eric, l'ami des canards.

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