La famille  telle qu'elle était en 1936  

 

La petite fleur bleue....           

Maman, est un bien beau métier ! Je ne l'ai pratiqué que très peu de temps, 19 ans seulement. Mon fils, parti trop tôt, n'a pas eu le temps de me donner de descendant. Ainsi je n'ai pas eu droit au statut de grand-mère et je ne saurai jamais vraiment comment se vit cette filiation.

Mais depuis peu de temps j'ai rencontré grâce à Internet un ptit-f (petit-fils) virtuel. Je l'ai connu sur ICQ et, de virtuel qu'il était au début, il est devenu un ptit-f visuel car nous habitons la même ville et nous nous rencontrons souvent maintenant. Il a 15 ans et il n'a plus de grand-mère. Il m'appelle Mémé et vous ne le croirez pas, mais il ma demandé un soir de lui raconter une histoire. Je ne m'attendais vraiment pas à ce qu'un jour je raconte une histoire à un jeune homme qui en sait bien plus que moi et de loin sur les histoires d'Internet par exemple !

Je ne sais pas comment s'y prennent les vraies grands-mères pour raconter des histoires, cependant, je sentais bien quil fallait m'y mettre si je voulais lui faire ce plaisir. Voilà que l'histoire c'est lui qui allait me fournir le sujet.

Je lui demande :
< Mais voyons quelle histoire veux-tu que je te raconte ? >
Il me répond :
< Tu dois avoir fait un tas d'expériences dans ta vie ! >
Prise au dépourvu je ne savais que dire et il poursuit :
< Il faisait quoi ton père comme travail ? >
< Mon père ? He ! ptit-f ! Il aurait 112 ans ! Et tu veux que je te parle de mon père ? >
 C'était bien parti pour mon histoire.


1940

Mon père était Wattman, (mot anglais qui signifie homme de courant) c'est à dire conducteur de train "électrique". Lorsque papa est entré au M.O.B, (Montreux-Oberland-Bernois) en 1910, cette compagnie venait juste d'électrifier ses locomotives. L'adaptation à ce nouveau moyen de locomotion n'était pas courante à cette époque. Aussi avec l'apparition d'énergie nouvelle il fallait créer des appellations nouvelles.

Le plus grand nombre des usagers entre la 1ère et la 2 ème guerre mondiale étaient des touristes Anglais et Américains. C'était une bonne raison sans doute de  choisir un mot anglais pour nommer les employés qui avaient la charge de manœuvrer "ces machines". La deuxième raison est qu'aucun nom français ne figurait dans le dictionnaire puisque, jusque là, les trains étaient à vapeur.

Ce n'est que quelques décennies plus tard que ces "Wattmans" ont changé de nom. Le nom s'est alors francisé, et nous trouvions dès lors  des "conducteurs", ensuite des "mécaniciens" pour être remplacés maintenant par des "techniciens-électroniciens". Ce sont eux qui, bien installés aux commandes de ces élégantes et confortables locomotives, véhiculent de nos jours les voyageurs qui se rendent de Montreux à Zweisimmen.

Au début de la construction de cette voie ferrée, les convois mettaient plus de 6 heures pour un aller. Maintenant 3 heures à peine suffisent pour relier la plaine aux Alpes vaudoises et bernoises.

Dans sa locomotive le Wattman se tenait debout et devait manipuler de lourdes manettes afin d'amorcer les virages et éviter les trop grandes secousses. Un tournant mal engagé, l'accident était fatal. Des sinuosités il y en avait et pas des moindres. La montagne ne se déplaçait pas, c'était le train qui tournait autour d'elle, jusqu'au jour où, des tunnels furent percés. Tout cela ne s'est pas fait en un seul jour ni sans peine.

Le Wattman devait être très attentif à ce qui se passait sur la voie. Un éboulement de cailloux, un animal mort sur le rail, le moindre obstacle devenait un danger de déraillement, quelquefois même d'accident mortel. En hiver, c'était la neige. Il n'était pas rare que mon père abandonne ses manettes pour aller aider les gardes-voies à peler la neige car il fallait à tout prix respecter l'horaire.

Pour cette raison le Wattman jouissait d'une grande considération. Il était un homme de confiance, puisqu'il avait des vies sous sa responsabilité ; il était donc très "respecté". Il avait droit à un uniforme réglementaire quil ne recevait qu'après avoir prouvé son honorabilité et sa fiabilité. Cela pouvait durer des mois, même des années ! Cet habit était confectionné avec une solide toile de flanelle noire et complété par une belle casquette sur laquelle était placé des galons.

Ces galons correspondaient évidemment à des promotions. Certainement que mon père les avait toutes, le contraire me surprendrait. Mais si je veux être honnête, il y a si longtemps que je ne m'en souviens plus très bien et il n'est plus là maintenant pour le confirmer.

Les trop rares fois où j'ai eu l'occasion de l'accompagner dans son train il m'installait près de lui, juste assez haut pour que je puisse voir arriver le paysage devant moi. Dans la cabine de la locomotive les moteurs offraient des promontoires où un enfant pouvait prendre place. Je me souviens qu'il y déposait une veste ou un cache-col, car la matière, de la fonte probablement, était froide et papa avait souci que je me sente à l'aise durant cette "expédition".

Il me semblait que tout allait si vite que je n'avais pas le temps d'observer le paysage.

Mon père était un contemplatif, il parlait peu. Il connaissait et savait tout. Il pouvait donc facilement me prévenir un peu à l'avance de ce qui allait se passer. C'est du reste ce qu'il faisait. Patient, il m'indiquait chaque coin, recoin, maison, chalet, il reconnaissait même les gens à leurs fenêtres et les saluait de la main en passant. Il me les présentait. Cette dame, c'est madame Martin, celle-ci un peu plus loin tu verras, c'est sa fille. Plus loin encore c'est madame Pilet. Madame Pilet est garde-barrière, elle est veuve et vit seule maintenant. Ses enfants sont grands et travaillent tous en ville. Si mes souvenirs sont bien fidèles il me semble que le plus souvent ce sont des dames qu'il saluait. Enfin de cela non plus je ne suis plus très sûre.

 

Nous partions très tôt de Montreux et une fois hors de la ville nous longions le vignoble du Châtelard, les nombreux virages faisaient que nous tournions souvent le dos au lac. Là nous ne parlions pas. Je connaissais bien l'endroit et j'étais tout à la joie d'être seule avec papa. Il n'y avait donc aucune raison de parler. Jusque-à, la seule chose  importante, c'est que nous étions partis pour un grand voyage, lui et moi, vers l'inconnu.

Une, deux, trois gares et nous quittions subitement la vue que nous avions  sur le lac Léman et les montagnes de la Savoie. Une grande émotion m'attendait : Le passage dans le "grand tunnel de Jor" !

Durant un temps "interminable", j'étais plongée dans le noir et je ne voyais pas d'issue. Je n'entendais que le grincement des roues sur les rails. Grincement infernal car le bruit dans un tunnel, encore amplifié par l'enfermement, crée la peur de l'inconnu. Chaque secousse prenait une dimension inquiétante. Impossible de se parler le bruit dominait nos voix. On comprendra naturellement que tout cela avait de quoi effrayer un enfant et qu'il s'en souvienne  toute sa vie. Enfin un point clair se dessine, tout petit, petit, et s'agrandit lentement. "8 minutes plus tard" nous étions de l'autre côté de la montagne. Ouf quel soulagement !

Certains arrêts étant "facultatifs", c'était le voyageur qui demandait  que le train s'arrête. Pour cela il s'adressait au contrôleur qui transmettait la demande au Wattman. Ces haltes n'étant pas régulières, le Wattman devait donc redoubler d'attention pour ne pas oublier de faire descendre ou de laisser monter un autre voyageur. A chaque arrêt réglementaire, papa échangeait avec les chefs de gares des consignes ou quelques autres informations.

C'est ainsi que les nouvelles se propageaient et de la façon la plus simple qui soit, le bouche à oreille. Les courts  moments d'attente étaient suffisants pour transmettre ce qui devait être connu de tous. Pour différencier les uns des autres, les casquettes des chefs de gares étaient rouges et celles des wattmans et des contrôleurs étaient noires. La casquette rouge, donnait à l'employé qui la portait, le droit de faire partir le train. Papa attendait donc la seconde précise où, le chef de gare brandirait sa palette et donnerait le signal du départ. Il repartait alors pour la gare suivante véhiculer, informations, courrier postal, marchandises et voyageurs.

Il n'y avait pas que les gens qu'il connaissait bien. Il savait reconnaître les montagnes et me citait même leurs noms. Le train traversait aussi des vallées, des rivières et des prairies. Lété, quelques champs d'épeautre (blé de montagne) dorés donnaient un aspect de fertilité à ces endroits.

< Regarde bien maintenant ! Tu vois les épis qui arrivent ? Et bien les coquelicots et les bleuets vont se courber pour nous saluer très respectueusement. Ils le font à chacun de mes passages ! >

En effet, ils étaient beaux et surprenants tous ces épis qui, d'un seul coup, suivaient le rythme du train et nous faisaient la révérence. Nous longions également des endroits désertiques, des gravières, des précipices et des endroits où personne ne peut passer à pied. Là encore il me prévenait.

< Regarde bien là ! à droite. A droite voyons ! Mais tu regardes à gauche petite sotte ! Oups c'est trop tard tu as manqué un champ de taconnets (tussilage). >

Je me retourne mais c'est trop tard. Je ne vois plus que les derniers Wagons qui nous suivent en cahotants, pas très confiants mais résignés à suivre, bon gré mal gré, la locomotive qui les précède et qui leur montre le chemin.

< Dommage me dit papa ! A cet endroit tu aurais pu voir un magnifique tapis de taconnets, jaune or. Ici, ils se tiennent tellement serrés que l'on ne voit pas un centimètre de terre entre eux. Si nous pouvions en ramasser que quelques-uns, on aurait de quoi soigner les bronchites de tes frères et de ta sœur durant tout l'hiver.>

En effet j'ai certainement dû manquer quelque chose.

Enfin ! nous voilà arrivés ! Après, Château-d'oex et Gstaad nous voilà maintenant à Zweisimmen, le terminus. Il est passé midi et nous sommes affamés. Papa a juste une demi-heure pour sortir du panier le dîner que maman a eu soin de nous préparer. Ce repas se compose de pain, d'une saucisse et de fromage, justement du gruyère, cest celui que je préfère. Elle n'a pas oublié le thé non plus et un dessert de petits fruits du jardin qu'elle a pris la peine de ramasser pour nous, le jour précédent. Il est temps maintenant de remonter dans "le train", mais cette fois, en sens inverse.

Toujours très attentif il engage maintenant la descente. Parfois abrupte, papa va devoir jouer avec les freins. Parfois je me retrouve projetée en avant, le nez contre la vitre. Rien de grave, on rit, et papa me remet vite en place de sa main  libre. Il n'est pas question de lâcher, même une seule fois les manettes! A la descente le bruit des roues sur les rails n'est plus le même. Alors papa m'explique que le freinage doit être contrôlé, sans quoi, les freins, les roues et les rails chaufferaient et ce serait très dangereux.

Nous voilà rentrés à la maison et maman évidemment me questionne. Mais ma fatigue est telle que je m'endors avant même qu'elle n'ait eu  le temps de m'enfiler ma chemise de nuit. Il faudra donc que la famille attende le lendemain pour connaître mes impressions sur cette fabuleuse et merveilleuse journée.

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Après m'avoir attentivement écoutée, mon ptit-f me dit :

< Peut-être que ton père s'est réincarné dans une petite fleur et que maintenant c'est lui qui regarde passer le train ? >
< Mais voyons ptit-f, on ne peut pas se réincarner dans une fleur ni dans un animal, cela serait régresser et ça ne se peut pas !>
< Ah ! et pourquoi donc n'aurait il pas le droit, si l'envie lui en prend, de regarder à son tour passer le train ! Il voudrait peut être savoir maintenant de quoi il avait l'air durant toutes les années de sa vie ! >

Et oui pourquoi pas après tout !

Pendant toutes ces années, papa avait véhiculé voyageurs, informations et vu beaucoup de choses  lors de ses traversées. Il avait, salué, été salué, il avait contemplé, lever et coucher de soleil, montagnes, vallées et seul, dans sa "cabine" , il vivait ses journées en osmose avec la nature. Alors pourquoi ne serait-il pas à son tour la petite fleur bleue au bord du chemin qui regarderait passer le train !

Pauvre petite fleur ! J'ai bien peur que tu ne sois déçue. Le passé est mort avec papa ! La plupart des virages ont été supprimés, on a percé des tunnels, alors plus de surprises, plus de découvertes même le bruit des rails n'est plus pareil. Il n'y a plus de garde barrières à saluer, même les fenêtres restent fermées !

De nos jours, les champs d'épeautre  ont été remplacés par des places de jeux ou par des pistes d'envols pour les hélicoptères. Les amateurs de sensations fortes ont trouvé, pour exercer et savourer leurs passions, des endroits d'envols pour le parapente ou pour s'envoler à la conquête du monde au moyen de ballon.

Petite fleur bleue ! Maintenant il n'y a plus de place pour les bleuets ni pour les coquelicots. Si tu veux vraiment regarder passer le train, il te reste à trouver un coin escarpé où l'homme ne peut pas se rendre à pied. Alors là, toute seule, tu as une chance de te faire une petite place tranquille où tu pourras prendre racine. Néanmoins sois humble et modeste car tu n'as rien à espérer en retour ! Le technicien, assis à ses commandes électroniques, ne peut pas te voir bien trop occupé qu'il est à surveiller les dangers qui se présentent. Lorsque tu t'inclineras respectueusement pour saluer, le train sera déjà  loin de ta vue et  le respect que tu lui destines, petite fleur, risque bien de passer inaperçu !

 

dwm août 99

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